L’âme de la France (1ère partie)

Image baptême et sacre de Clovis à Reims

Baptême et Sacre de Clovis à Reims en 496, Naissance Officielle de la Nation Française.
Image publicitaire à collectionner, fin XIXe siècle.

Mes frères, lorsque, dans nos livres ou dans nos discours, nous parlons de Reims, de son glorieux évêque saint Rémi, du baptême de Clovis, volontiers nous disons : «Reims est le berceau et le baptistère de la nation française ; saint Rémi est le père de la nation et de la monarchie très chrétienne.» Et je ne doute guère que, parmi les auditeurs instruits qui nous écoutent, plus d’un, légèrement sceptique, ne se murmure à lui-même : « Propos d’historien et d’orateur ecclésiastiques ! » Propos fondé en toute vérité, voilà ce que je voudrais vous prouver.

Qu’est-ce qu’une nation ? En dehors du cas très rare, et peut-être jamais réalisé, où une nation correspond exactement à une race, une nation nous apparaît d’abord comme la résultante d’éléments ethniques différents que des circonstances historiques ont rapprochés sur un même sol aux contours déterminés, éléments qui s’unissent, se combinent et se fondent. Est-ce tout ? Non pas. Une société humaine n’est pas une société animale ; l’homme n’est pas corps uniquement, il est aussi esprit ; pour constituer cette société humaine que l’on appelle une nation, un élément spirituel est nécessaire ; il faut que les intelligences et les cœurs se rapprochent et s’unissent ; il faut que ces intelligences tendent vers une conception commune des vérités les plus essentielles et ces cœurs vers un amour commun, conception commune et amour commun qui donneront à la nation son idéal. L’histoire, c’est-à-dire la succession des années et des siècles, fera le reste par la participation de tous aux mêmes joies et aux mêmes douleurs, aux mêmes triomphes et aux mêmes épreuves.

Fusion des sangs, fusion des pensées, fusion des sentiments, et par conséquent des vouloirs dans la poursuite d’un but principal, plus ou moins nettement entrevu et atteint au cours des siècles, voilà, n’est-ce pas, ce qui fait une nation.

Or, je prétends, mes bien chers frères, que, le jour où il a baptisé Clovis et ses Francs, saint Remi, évêque de Reims, a accompli cette triple union des races, des intelligences et des cœurs, indiquant du même coup à la nation naissante l’idéal qui devait être le sien pendant de longs siècles.

Faut-il vous rappeler les faits ? Qui d’entre nous ne les aurait présents à la mémoire ? Sur cette terre privilégiée, variée à l’infini, au sein fécond, qui s’étend des Alpes et du Rhin aux Pyrénées et à la mer, vivent et s’agitent, vers la fin du Ve siècle, de multiples populations. Le fond, c’est la Gaule et c’est Rome, le Gaulois notre ancêtre, le Romain notre maître, devenus, par une parfaite coopération, le Gallo-Romain. Puis le barbare envahisseur, le Burgonde, le Wisigoth, et le résidu de cent tribus qui naguère passèrent le Rhin. Parmi tous ceux-là un peuple encore païen, sur l’avenir duquel se pose encore un point d’interrogation : que sera-t-il, que fera-t il ? Dieu l’a marqué, et voici la providentielle, je dirais presque la surnaturelle histoire qui commence : les vues préméditées des évêques sur ce peuple et sur son chef, le mariage, désiré, cherché, voulu, du chef avec une princesse catholique, le baptême et la mort d’un enfant, le triomphe sur les Alamans, Tolbiac et le vœu, l’instruction chrétienne de Clovis, ses dernières hésitations, la victoire morale de Rémi et voici le baptistère de Reims. L’évêque d’un côté et courbé devant lui le roi des Francs, sur la tête de qui va couler l’eau sainte ; derrière le chef, trois mille guerriers ; l’éclat merveilleux, l’éblouissement de la cérémonie et la parole qui retentira à travers les siècles parce qu’elle a donné à un peuple son orientation et déterminé les destins de la Gaule : «Fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé; brûle ce que tu as adoré !»

C’en est fait, les voilà rapprochés, rapprochés pour toujours ces Francs, devenus les fils de l’Église catholique, et ces Gallo-Romains, depuis longtemps déjà ses enfants fidèles ! Mêlez, mêlez votre sang ! Vous le pouvez ; un obstacle radical ne se dresse plus entre vous ; frères en Jésus-Christ, ne craignez pas de vous allier ; bientôt vous ne ferez qu’un peuple et la nation française sera née,avec ses pures et limpides qualités latines qu’elle tient de Rome, et cette énergie et cette ardeur nouvelle qu’elle recevra du barbare, d’origine germanique, il est vrai, mais cependant susceptible à ce point de s’adapter au monde romain que les autres Germains et les savants teutons d’aujourd’hui l’appelleront la tribu traître, pour la punir de n’être pas restée fidèle à cet idéal tout germanique qui s’offre aujourd’hui à l’admiration de l’humanité.

Mais pourquoi, mes frères, cette fusion des sangs, suivie de l’union des destinées, est-elle devenue possible ? Je viens de vous le laisser entendre, et les contemporains l’ont reconnu tous les premiers. Parce que les Francs se sont faits catholiques, tandis que les autres barbares établis en Gaule étaient ariens, c’est-à-dire niaient la divinité de ce Christ qu’avec l’Église romaine et ses fidèles saint Rémi avait proposé à l’adoration de Clovis. L’union des intelligences avait précédé et préparé l’union des races. Et cette union des intelligences, saint Rémi l’avait fondée sur l’unité des croyances. Or, mes bien chers frères, osons le dire, c’est précisément là ce qui engendre la plus profonde, la plus solide, la plus complète union. Je le sais, cela étonne, et cela étonnera toujours. Que ces vérités abstraites, ces vérités qui échappent à notre expérience quotidienne, passionnent à ce point les hommes ! Qu’elles les divisent plus que toutes les autres, qu’elles les rapprochent plus que toutes les autres ! Et cependant il en est ainsi. Tant l’homme, si fortement attaché à la terre, est cependant esprit ! Toute l’histoire le démontre ; il n’y a pas de guerres civiles plus acharnées, et où les partis soient plus irréconciliables, que les guerres religieuses ; réciproquement, il n’y a pas de ciment plus fort entre les membres d’une même nation que la communauté de foi qui inspire les grandes entreprises. Hier encore n’était-ce pas sur la question religieuse que roulaient nos plus ardentes querelles et le plus grand miracle de notre accord présent n’est-il pas de les avoir apaisées ?

Mais les idées n’agissent sur nous que quand elles se tournent en sentiments ; il faut que le cœur y soit intéressé. Fils de l’Évangile disciple et ministre de Jésus-Christ, saint Rémi le savait. Il a voulu fonder sur un même amour l’union des cœurs. Et sur quel amour ? O paradoxe encore plus étrange que celui d’avoir tenté d’amener ces barbares inimités à la doctrine de vérité ! Sur l’amour de Celui qui s’est déclaré doux entre tous, dont la bénignité s’est manifestée, qui a voulu être appelé l’Agneau de Dieu. Voilà Celui qu’il veut faire aimer par ces hommes si rudes, cet agneau par ces lions ! Et il y réussit ! Je ne me fais pas d’illusion, mes frères : je sais qu’il est resté du barbare chez Clovis ; mais je sais aussi qu’il a pourtant été capable d’aimer le Sauveur des hommes, lui qui, écoutant le récit de la Passion, a laissé échapper de son cœur ce cri généreux : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! » Et ces Francs, eux aussi, bien que trop souvent abandonnés à la violence de leurs passions, ont aimé Jésus-Christ, eux qui ont inscrit en tête du prologue de la loi salique, l’acclamation fameuse : « Vive le Christ qui aime les Francs ! » Aimés du Christ, ils l’ont aimé, et, en servant l’Église, ils l’ont servi, accomplissant ses gestes dans le monde : Gesta Dei per Francos !

Or n’est ce pas là l’idéal d’une nation chrétienne, croire à la vérité, aimer le Christ et ne pas l’oublier en poursuivant la grandeur de la patrie ? Voilà ce que saint Rémi a fait entrevoir à Clovis au jour de son baptême, les destinées qu’il a préparées pour le royaume des Francs, grâce à l’union réalisée des races, des intelligences et des cœurs. Vraiment il fut le père de la nation française et vraiment c’est à Reims qu’est née l’âme de notre pays. Elle y devait rester.

Extrait de : L’âme de la France, Discours du 30 Septembre 1914 à Reims, par Mgr Alfred Baudrillart.

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