Dieu veille sur nous. Image pieuse en celluloïd, peinte à la main.
Si maintenant sur ces mêmes vérités, — Dieu, la Providence, la justice divine, — nous écoutons ces grands poètes, qui étaient aussi des philosophes, et dont les chants, échos des traditions anciennes, nous transmettent à leur manière la foi du genre humain, nous retrouvons, moins pures, il est vrai, mais toutefois reconnaissables, malgré les erreurs et les voiles poétiques qui les enveloppent, les mêmes croyances. Car, pour qui sait aller au fond des choses, les chants épiques, lyriques, tragiques de l’antiquité, rendent tous témoignage à ces dogmes sacrés que nous croyons.
Homère, qui possédait toute la science de son temps et avait recueilli toutes les traditions des vieux âges, comment ouvre-t-il son poème immortel ? Par le dogme de la providence et de la justice divine. Le chef de l’armée grecque a outragé un dieu : Que fait le dieu ? « Le dieu irrité contre le roi, dit le poète, envoie une peste au camp des Grecs, et les peuples mouraient. »
Sous cette fiction qu’y a-t-il ? Qu’y aurait vu l’auteur du Traité sur les Délais de la justice divine, sinon la foi en cette justice même ?
Ces traditions de l’épopée antique sont aussi les profondes doctrines cachées dans les chants lyriques et tragiques de la Grèce : Le religieux Pindare les reproduit partout. […]
Et cet autre religieux génie, contemporain de Pindare et si semblable à lui, Eschyle, fait des mêmes croyances, altérées, il est vrai, par l’erreur antique sur le Destin, le fond de son austère et émouvante tragédie. « Quels accents religieux ne remplissent pas les drames d’Eschyle ! » s’écrie M. Villemain, dans ses belles pages sur ce poète. —- Un évêque des premiers âges chrétiens ne craignait pas de citer les vers du grand tragique aux hommes de son temps : je puis bien les redire à mon siècle, et couvrir de cette grande voix la clameur d’impiété qui monte de plus en plus vers le Ciel ! Dans sa belle tragédie des Perses, rappelant les sacriléges de ces envahisseurs de la Grèce, Eschyle s’écriait : « Ils n’ont pas craint, dans la Grèce envahie, de dépouiller les dieux, d’incendier les temples. Déjà ces crimes ont reçu leur salaire, mais tout n’est pas fini. Laissez germer l’insolence impie : ce qui pousse, c’est l’épi du crime ; on moissonnera une moisson de douleur ! » Dans une autre tragédie :
« Tu vois la justice muette, inaperçue pendant le sommeil, le voyage, le séjour. Mais elle suit le coupable, marchant à côté, quelquefois en arrière, sans interruption. Ce que tu fais, songe que les dieux le voient ! » […]
Cette foi à la Providence et à la justice divine n’était certes pas pure de toute erreur, dans l’antiquité, je l’ai dit ; le paganisme y avait mêlé plus d’une altération : mais si, sous ces erreurs on sait discerner, comme l’ont fait les Pères, le dogme fondamental, qui ne voit que les poètes de l’antiquité rendent témoignage à nos grandes vérités philosophiques et chrétiennes, comme Eusèbe l’a si savamment démontré dans son beau livre de la Préparation évangélique ?
Écartons l’idée du fatalisme antique, et dans ces mystérieuses conduites de la Providence divine atteignant les fils et les petits-fils des grands coupables, nous verrons combien la fin que Dieu se propose est sage, et souverainement digne de lui : c’est en effet de maintenir dans le genre humain le respect des éternelles lois de l’ordre moral, en rendant la sanction de ces grandes lois plus éclatante, et en inspirant aux hommes, par l’éclat même du châtiment, une plus profonde horreur des grands crimes. Dieu, maître et dispensateur universel, a d’ailleurs des ressources admirables pour mettre toujours les arrangements de sa providence en parfait accord avec tous ses attributs, avec sa sagesse, sa justice et sa bonté, soit en épargnant des maux personnellement mérités, soit en dédommageant amplement par des biens plus grands, en cette vie ou en l’autre. […]
Corrélatif au dogme de la Providence, le dogme de la prière se retrouve aussi partout dans l’antiquité. Le même poète, que nous citions tout à l’heure, demande au Ciel, dans son Chant séculaire, la fertilité de la terre et la prospérité de l’État […]:
Ainsi la philosophie des poètes, si on la dégage de son enveloppe mythologique, si on va jusqu’au dogme caché sous les fictions et les erreurs poétiques, s’accorde avec les grandes vues des sages ; et tous, poètes et philosophes, s’accordent avec le Christianisme lui-même, pour proclamer ces trois dogmes tutélaires qui n’en font qu’un : Dieu, sa Providence dans les choses humaines, et sa Justice.
Voilà cette philosophie éternelle, ce patrimoine impérissable de l’humanité, que les sophistes et les athées ont entrepris de détruire. Le Christianisme, en illuminant et épurant ces grands dogmes, les a enracinés plus profondément encore dans les entrailles du genre humain. Ce qui s’y mêlait d’étranger, dans la foi obscure des anciens peuples, a disparu ; ils ont resplendi d’une lumière divine au Calvaire, là ou la justice de Dieu et sa miséricorde, selon la sublime expression des saints livres, se sont rencontrées et embrassées. La Croix, où est mort attaché le Juste suprême, a fait comprendre l’expiation et l’épreuve, et, comme on l’a si bien dit : « Elle a donné un sens à la douleur. » Et puisque le souvenir de cette parole me revient, qu’on me permette de citer tout entière la belle page où elle fut dite : « La Religion allant plus loin que la philosophie, la Religion tirant des besoins de l’âme humaine une sublime conjecture, qui est un désir pour celui qui ne croit pas complètement, une certitude pour celui qui a la foi entière, la Religion vous dit : Souffrez, souffrez avec humilité, patience, espérance, en regardant Dieu qui vous attend, et vous récompensera. — Elle fait ainsi de toute douleur l’une des traverses du long voyage qui doit nous conduire à la félicité dernière.
« Et alors la douleur n’est plus qu’une des peines de ce voyage inévitable, et si elle fait souffrir, elle est suivie d’une consolation immédiate, qui est l’espérance. Aussi cette puissante religion qu’on appelle le Christianisme, exerce-t-elle sur le monde une domination continue, et elle le doit, entre autres motifs, à un avantage que seule elle a possédé entre les religions. « Cet avantage, savez-vous quel il est ? C’est d’avoir seule donné un sens à la douleur. La religion qui vint et qui dit : Il n’y a qu’un Dieu, il a souffert lui-même, souffert pour nous ; celle qui le montra sur une croix, subjugua les hommes, en répondant à leur « raison par l’idée de l’unité de Dieu, en touchant leur cœur « par la déification de la douleur.
« Et, chose admirable ! ce Dieu souffrant, présenté sur une croix dans les angoisses de la mort, a été mille fois plus adoré des hommes, que le Jupiter calme, serein, et si majestueusement beau de Phidias. »
Je n’ajouterai à cette belle page que la haute et touchante raison de cette étonnante intervention divine. Ici, comme dans tous les mystères chrétiens, « pour tout entendre, dit Bossuet, il ne faut qu’entendre la bonté de Dieu. Une bonté incompréhensible produit des effets qui le sont aussi. » Le Christianisme n’est que la foi à l’infinie bonté de Dieu : Credidimus charitati [Nous avons cru en la Charité ]. Et voilà pourquoi les sophistes, quoi qu’ils fassent, ne chasseront pas Jésus-Christ du cœur des hommes. Il possédera toujours l’humanité par la bonté et par l’amour.
Extrait de : L’Athéisme et le Péril Social, par Mgr Félix Dupanloup. 1866.