1871 : engagée dans une désastreuse guerre contre la Prusse, la France est au bord du gouffre. Un siècle plus tôt elle était LA grande puissance européenne ; maintenant elle doit s’incliner devant l’armée prussienne, noyau du futur empire allemand qui sera proclamé quelques temps plus tard.
Comment notre nation, jadis si respectée et admirée, a-t-elle pu sombrer ainsi ? Pourquoi aujourd’hui, 150 ans plus tard, la situation a-t-elle encore empiré ? Et pourquoi, hélas ! cela n’est pas prêt de s’arrêter ?
Le Cardinal Pie donne les réponses à toutes ces questions dans ce texte magistral qui sera découpé en quatre parties.
Aussi longtemps que la France a pu tenir le glaive, nous avons prié pour le triomphe de nos armes. La dure loi des circonstances nous commande aujourd’hui d’implorer du ciel une paix nécessaire, et nous avons grand besoin de l’intervention toute-puissante de Dieu pour l’obtenir dans des conditions qui la rendent acceptable à notre patriotisme. Rien n’est perdu si, comprenant la cause d’une ruine dont la soudaineté et l’étendue tiennent du prodige, nous avons hâte de recourir au principe efficace de la régénération. La France a reçu d’en haut une mission à laquelle elle ne peut se soustraire sans renoncer à sa propre existence : elle est condamnée à n’être rien, si elle n’est pas la première des nations catholiques. Mais aussi, quelque profondes qu’aient été ses chutes, il ne tient qu’à elle d’être bientôt replacée à la tête du monde. Fille aînée de l’Église, le premier rang lui est promptement rendu dès qu’elle rentre dans la voie que lui a tracée la main « qui dirige les nations sur la terre ».
Pour qui connaît l’histoire de notre pays, l’abîme où nous sommes descendus n’est pas plus affreux que celui d’où la France du passé est remontée plus d’une fois. Il nous suffit hélas ! De prononcer le nom de notre cité pour rappeler un désastre non moins extrême que celui auquel nous assistons.
Après la bataille de Poitiers [1356], on put craindre que la France fût asservie à jamais au sceptre de l’étranger. La déroute de Maupertuis avait cela de honteux, que notre armée était très-supérieure en nombre à l’armée ennemie. A part de glorieuses exceptions, parmi lesquelles il faut ranger le roi et une partie de sa noblesse, le courage fit défaut autant que l’habileté et la discipline. Jamais on n’avait vu les Français fuir devant un adversaire aussi faible, et montrer tant de pusillanimité après avoir étalé tant de jactance. La conséquence de cette défaite, que tous considérèrent comme une juste punition de Dieu, ce fut la captivité du monarque, l’occupation d’une grande partie du royaume par les étrangers, le reste du territoire livré aux factions et ravagé par le brigandage, l’autorité souveraine méconnue par des assemblées de mutins, les princes engagés dans des compétitions et des intrigues, la capitale en proie à l’anarchie, la voix de la religion comme celle des lois dépourvue de vertu et de sanction, toutes les ressources du pays épuisées, toutes les forces de la nation tournées contre elle-même.
A la nouvelle de cette catastrophe, le chef de la chrétienté, Français par le cœur comme par la naissance, Français surtout par le sentiment de la solidarité qui unissait déjà depuis des siècles les destinées de l’Église aux destinées de la France, Innocent VI épancha sa douleur dans des lettres où sa sensibilité sur les maux de notre patrie paraît à découvert. Humainement, l’état des choses était désespéré. Mais Dieu veillait sur ce peuple qui, malgré ses infidélités et ses écarts, était toujours son peuple d’adoption, le premier-né de l’orthodoxie, le principal boulevard de la catholicité. A défaut des armes, qui s’étaient émoussées aux mains des guerriers, la providence divine tourna les éléments contre nos envahisseurs : un premier traité fut conclu sous les yeux de la Vierge de Chartres. Quelques années après, un roi sage, Charles V, aidé d’un chevalier breton, Bertrand du Guesclin, avait réparé presque toutes les pertes de la patrie. Et quand de nouvelles fautes eurent ramené de nouveaux revers, une libératrice fut suscitée qui rendit la France à elle-même en la rendant à son roi : délivrance qui fut le point de départ d’une série de prospérités souvent interrompues, jusqu’au jour où la monarchie française, forte enfin de sa grande unité nationale, atteignit l’apogée de sa puissance et de sa gloire.
Ce n’est donc pas la première fois, que la fortune militaire de la France a pâli ; et ces éclipses temporaires n’ont servi qu’à la faire briller, après quelque temps, d’un plus vif éclat. Pour les peuples comme pour les particuliers, l’adversité est une école puissante et salutaire. L’essentiel est que nous rendions l’expiation profitable et féconde, en reconnaissant d’où partent les coups qui nous atteignent, et en soumettant humblement à Dieu nos intelligences comme nos volontés.
La France sans Dieu ne peut rien et est vouée au néant ! Notre espoir et notre avenir sont en Dieu Seul ! (Carte postale début XXe siècle.)
Assurément, vous n’êtes pas de ceux qui se croient purs de toute faute, et qui se demandent ce que Dieu peut avoir à reprocher à notre génération. Vous confessez volontiers que, par ses pensées, par ses paroles, par ses œuvres, et surtout par ses omissions, notre siècle a péché, beaucoup péché. Toutefois, en comparant notre temps à celui que je viens de rappeler, peut-être trouvez-vous que le rapprochement est à notre avantage, attendu que si nous n’avons pas toutes les vertus de cette époque, nous n’en avons pas non plus tous les vices. Peut-être aussi que les rigueurs de Dieu, considérées dans leur application, sont une épreuve pour votre foi en même temps qu’une énigme pour votre raison, attendu qu’elles tombent également,et quelquefois préférablement, sur ceux qui les ont le moins méritées. Nous irons au-devant de ces préoccupations de votre esprit.
Répétons-le d’abord : il n’est donné à aucune balance humaine, mais à la seule balance de Dieu, d’établir la proportion exacte entre la moralité du présent et celle du passé. Mais, en ce qui est de la gravité respective de tel ou tel péché, nous possédons des principes certains. Le mal moral, comme le mal physique, se discerne et se gradue d’après le genre et l’espèce. Notre docteur saint Hilaire, au début de son commentaire des psaumes, commence par établir une distinction fondamentale. Expliquant ces premières paroles : Bienheureux l’homme qui ne s’en est point allé dans le conseil des impies, et qui ne s’est point arrêté dans la voie des pécheurs : « Il y a, dit-il, une différence considérable entre l’impiété et le péché. Par la grâce de Dieu, tout pécheur n’est pas impie, parce que tout péché n’est pas impiété ; au contraire, l’impie ne peut pas n’être point pécheur, attendu que l’impiété implique par elle-même le plus grand péché. » Le saint évêque éclaircit la chose par un exemple. « Un fils est vicieux, il est déréglé, il est prodigue, mais il aime et respecte son père : au milieu de cela, il n’est pas exempt de fautes, mais il n’offense pas la vertu de piété filiale. Les impies, au contraire, sont ceux qui, tout en demeurant peut-être réguliers quant à plusieurs points principaux de conduite, excèdent cependant sur les simples pécheurs par l’outrage direct envers le Père céleste».
«Il en est beaucoup, poursuit l’illustre commentateur, qui, séparés de l’impiété par la confession du vrai Dieu, ne sont cependant pas à l’abri du péché ; qui demeurent dans le giron de l’Église, mais n’observent pas la discipline de l’Église, cédant à l’appât de l’argent, de la bonne chère, de la volupté, de l’orgueil, du mensonge, du larcin, que sais-je ? La pente de notre nature corrompue nous pousse à ces vices ; mais, si nous ne pouvons pas n’être point placés sur ce chemin, c’est notre devoir de n’y pas demeurer, de n’y pas stationner. Bienheureux donc l’homme qui ne s’est point arrêté dans la voie des pécheurs, où le porte un instinct dépravé, mais d’où le retire le sentiment de la foi religieuse et le secours de Dieu !»
Or, s’il s’agit de ce dernier ordre de fautes, et que notre génération veuille s’adjuger la supériorité sur d’autres temps, encore que je sois loin de souscrire à cette prétention,et qu’il soit trop évident que l’irréligion a multiplié et aggravé au sein de la société un grand nombre de vices mal déguisés sous un certain vernis de décence, cette concession néanmoins ne suffirait pas à écarter l’excédant qui demeure à notre charge.
En effet, vous l’avez entendu d’une bouche irrécusable : « Lors même qu’ils se maintiennent dans les grandes lignes de la continence et de la sobriété, le crime des impies enchérit sur tout autre crime, parce qu’il est un outrage personnel au Père que nous avons dans les cieux ». Ces impies, « ce sont ceux qui ne s’occupent pas de connaître Dieu ; qui croient que ce monde n’a pas eu besoin d’auteur, et qu’il est le résultat de combinaisons fortuites ; qui, afin d’écarter toute responsabilité morale, et de n’avoir aucun compte à rendre au Créateur, prétendent être nés des forces de la nature, pour rentrer dans le néant en vertu des mêmes lois. Ce sont encore ceux qui, étant tombés dans l’hérésie, ne sont contenus ni par les doctrines ni par les lois de l’ancien et du nouveau testament ; mesurant Dieu, non d’après les déclarations authentiques de sa propre parole, mais d’après les données arbitraires de leur propre volonté, comme s’il y avait moins d’impiété pour la créature à faire un Dieu à sa fantaisie, qu’à le nier ; enfin n’ayant jamais de formule franche et arrêtée de leur foi, mais évitant toujours de conclure et se retranchant dans des controverses et des subterfuges sans fin.»
Extrait de : Instruction pastorale sur les malheurs actuels de la France, Carême 1871, par le Cardinal Louis-Édouard Pie.
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